Colette en Utopia, généalogie de l’amour des mots …petite philosophie du boudoir…acte XLII

Le mot fuse sec et claquant : Weg ! Accompagné de la ligne du bras qui me tend, moi et mon petit corps de 6 ans, au-delà de la ligne rouge : celle du contact avec le père et de la tendresse refusée.

Il n’y a rien à y comprendre, juste à accepter…ou pas. Repliée dans mon coin, j’observe et je ne comprends pas, justement. Il n’y a rien à dire, tout mot de ma part déclencherait une colère ou un rejet de plus. Pas de coups, mon père privilégiant la gifle verbale, le mot qui corrode, le grondement qui tue. Maman, douce et soumise, ne dit rien, elle non plus.  Des années durant, je la verrais ainsi, murée dans cet impossible silence, jusqu’à la folie. Moi, j’ai mon jardin secret, découvert comme Camus sur les bancs de l’école. La porte qui le dessert est de bois simple, sa fenêtre obturée de tissu bleu et ses fleurs sont des couvertures proprement tendues sur les jaquettes des livres que je lirais bientôt.

J’y voyage, des Petites filles modèles de la comtesse de Ségur en Petit chose d’Alphonse Daudet.  De d’Artagnan  en Robinson Crusoé. J’y rencontre le dernier des Mohican, le comte de Monte Christo, Cosette et  Jean Valjean. Je descends dans les abysses avec le capitaine Nemo, apprends que les voyages au centre de la terre peuvent être un début et non une fin. Tout au long du jour, ces livres dévorés partout, des toilettes au grenier, deviennent l’envers précieux d’un monde où je ne peux pas vivre et qui est au jour, une permanente nuit.

Puis vient la poésie, sa liberté dense, sa musique venue de l’intérieur et qui outrepasse toute règle, toute érudition vaste pour s’auto générer, et la découverte tardive, mais tellement crue, forte, tellurique, un tremblement de sens, de l’art dans toutes ses expressions : déambulations le nez en l’air dans les rues de Paris, à l’écoute du langage des pierres, dans le secret des églises, renversée d’émotions sur les bancs de Notre Dame parce que les grandes orgues y chantent du Bach, bouleversée par la main de la duchesse de Villars pinçant le sein de Gabrielle d’Estrées,  décapée par Van Gogh, Picasso, Bacon, et tant d’autres que je ne comprends pas et que je prends néanmoins de plein fouet, hallucinée de matières et de couleurs.

A l’écoute des voix, des mots durs et doux, dégoulinant le long des rues, des boulevards, cette grande voix des hommes bruissante comme les épis des champs, incessante, belle et tourmentante, harmonieuse et cacophonique. J’y construis mon propre langage, désireuse surtout de n’être liée à rien, ni Dieu, ni maître, ni clan : juste les autres dans leur diversité exponentielle et moi, ce moi puzzle que les mots rassemblent, restituent, reconstruisent et qui se nourrissant veut nourrir aussi, transmettre, apaiser, guérir, interroger et surprendre.  J’y ressuscite avec le sens,  le rire, la distanciation, la loufoquerie. Je me veux libre. J’ai appris que le mot grossier, insultant, irrespectueux est la première et une grave violence faite à autrui.  Je déchante, hésite, tâtonne, désacralise. J’apprends que  le sens universel n’existe pas : que chacun remplit sa musette comme il le peut en lien avec son histoire et son milieu. Je veux parler à tous, cependant !

Libertaire, je refuse les codes mais apprends la grammaire, me lie avec les dictionnaires, vieux amis fidèles et fiables, et deviens une jardinière de mots, semant, bouturant, cultivant mon lopin sans relâche sous le soleil et sous la pluie, habillée de fulgurance et grignotée parfois d’incapacité à poser un mot ! Un tout petit petit jardin, atomisé dans le grand espace du vide. J’y garde, intacts, le bonheur de faire, l’envie ! Et la beauté du monde envers tout : comme celui de la pluie qui densifie le silence, aujourd’hui ; parfois, la pluie est un recueillement…

A propos Phédrienne

Je suis ce que j'écris, ce que je vis, et réciproquement, cela suffit sans doute à me connaître un peu :)
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2 commentaires pour Colette en Utopia, généalogie de l’amour des mots …petite philosophie du boudoir…acte XLII

  1. RvB dit :

    Quand une construction difficile conduit à un édifice non seulement solide, mais ouvert sur le monde. L’adaptabilité est le premier moteur de la vraie force, intérieure, elle… et lorsqu’elle rejaillit de manière créative afin de décrire l’indicible, n’est-ce pas là sa plus belle récompense.
    Les larmes se transforment quelques fois en diamant, et ses multiples facettes.

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    • Phédrienne dit :

      Bonjour Hervé
      Oui, cette analyse me paraît fort juste. Même si ce chemin personnal n’a pas valeur d’exemple évidemment, il a été un des innombrables chemins qui peuvent conduire à une réalisation, à un choix constructif. ( lesquels passent évidemment parfois par des truchemnts plus joyeux !) C’est ce que je voulais montrer et partager, avec un peu d’impudeur il est vrai,…:)Merci Hervé !

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