Fais pas l’artiste ! … petite philosophie du boudoir, acte L

Dans la rue joyeuse, un petit froid coulis s’infiltre doucement, soulève, malicieux, les coins de tissus, fait voler les chapeaux de l’étal d’en face, secoue les bijoux de papier de ma voisine d’à côté, feuillette à grand fracas les pages de mon portfolio ! Sur ma table de velours noir, mes images sagement posées, leur petit dos de bois noir calé sur un piètement de bois, résistent. Au sol, sur un grand plastique, un éventail de mes livres s’offre sans ostentation. Un marché d’art, au fond, quelle idée ! Comment transformer en produit, ce vibrato très intense qui vous a amené à construire une image, à faire naître un texte, comment évaluer l’émotion, le partage, le sens ? Comment coller une étiquette, quel peut être le prix d’une chose unique, pénultième seconde de bonheur posée sur la ligne de temps ? Enorme dilemme ! Vendre une image, vendre un livre, c’est un peu vendre son enfant !

Aussi suis-je posée, un peu rigide et pas si à l’aise que cela, moi la grande communicante, jouant à la marchande comme une petite fille déguisée, collant maladroitement un prix. Si j’osais, je disparaîtrais dans un coin pour que seuls les images et les mots parlent, ou alors, je lirais comme ça mes mots sans micro, juste pour faire trembler un cœur, faire rire ou faire peur !

Mais voilà que passant pleine de bonhomie devant ma table, une petite dame ronde me demande : qu’est-ce qui se passe ici, c’est une brocante ?

–        Non, madame, c’est un marché d’art !

Dans mon dos une voix amie me glisse : sois plus simple ! Un marché d’art, c’est un peu snob, tu vends tes images et puis c’est tout !

Et là, par la magie qu’opère parfois une petite parole, baguette magique efficace s’il en est, un petit déclic s’est opéré ; vous savez, ces minuscules serrures intimes qui se déverrouillent sans bruit mais avec un grand retentissement intérieur. Plus simple, pourquoi plus simple ? Ce marché d’art se déroule dans un quartier dit populaire (et plus si affinités). Il met en scène des artistes originaux, divers,  peu ou pas connus, qu’un signe commun relie : la passion de faire et la volonté de défendre une signature, un savoir-faire, une originalité. S’il se donne hors les murs, n’est-ce pas pour décloisonner justement ces invisibles frontières qui empêchent certains d’entrer dans les musées ? N’est-ce pas pour moi l’occasion de tendre au-delà d’une main, une vision, une conviction, un combat ! Oserai-je dire un cœur ? Et d’affirmer le droit, plein, inaliénable, intransigeant de revendiquer cela, cette identité d’artiste qui n‘a pas besoin de millésime, d’estampillage ni d’autre certitude que celle de pouvoir être reçue ? Partout!

De cette seconde-là, mon esprit allégé a pu s’envoler et sourire à tout ; à la jeune musicienne posée avec émotion devant un grand tirage où plume d’encre et fleur s’épousent sur notes de musique. A la petite fille qui est venue toute grave se poser devant une rose et m’a demandé une carte de visite, a tiré sa maman par la manche pour qu’elle vienne voir « la dame qui fait des fleurs » ! Au jeune photographe très ému qui n’osait pas ouvrir un livre et que sa compagne a poussé dans le dos ; à la bonne humeur de mon ébéniste de voisin, frottant ses lampes à génie avec un produit magique et criant aux dames qu’elles avaient sûrement de l’argent sale à faire briller ;  à tous les inconnus qui sont passés sans regarder ; à tous ceux qui ont souri à leur tour. A tous ceux qui ont regardé, lu, interrogé. Au message si touchant qui m’a cueillie à mon retour à la maison et qui veillait dans ma boite mail. Et à tous les cœurs vaillants qui ce dimanche-là, comme tant d‘autres fois, ont défendu pouce à pouce leur art. Avec vitalité et bonne humeur !

Et vous savez quoi ? Jouer à l’artiste, je vous l’assure, c’est épatant !

A propos Phédrienne

Je suis ce que j'écris, ce que je vis, et réciproquement, cela suffit sans doute à me connaître un peu :)
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10 commentaires pour Fais pas l’artiste ! … petite philosophie du boudoir, acte L

  1. RvB dit :

    Quelques mots pour un déclic, l’esprit se libère et jette un costume trop amidonné pour revêtir celui d’un plaisir régressif ! Magique !! Tout comme la contagion des sourires 😉

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  2. Tu ne joues pas à l’artiste, tu l’es ! « La dame qui fait des fleurs »

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  3. ¡Bravo, épatant c’est ce billet! Je comprend bien ses émotions produisé par le contact direct avec quelqu’un qui passe et leurs réactions… C’est la poésie de la rue, dans la rue emmené par ta signature toujours brillant de l’artiste ! Énorme artiste, toi!!!
    Bisoussss

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  4. Belle description d’ambiance et de ces petites choses qui se trament dans des espaces comme ici dans la rue à l’occasion d’un évènement. D’accord sur cela. Quant à « Jouer à l’artiste », j’ai lu, relu et ce mot « jouer » me fait réagir, je ne suis pas d’accord avec ce terme. En fait, je ne vois pas la création artistique comme un jeu, c’est plutôt exigeant même, mais ce n’est pas triste non plus. Il me semble que quand on met toute sa sensibilité et son énergie à créer, inventer une nouvelle façon de…, chercher pour aller plus loin dans une maîtrise, un concept, des sensations,… c’est quelque chose de très intime et on ne joue pas à l’artiste, on l’est tout simplement, chacun à sa façon…
    Voilà ce que je voulais ajouter. Merci pour tes écrits qui interpellent !
    A bientôt !

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  5. Phédrienne dit :

    Bonjour Claire
    Ce « jouer à l’artiste » était un clin d’oeil ironique à la réflexion qui m’a été faite ; je suis Ô combien d’accord avec toi, et c’est bien comme artiste fièrement bien que simplement revendiquée que je me suis posée à côté de mes images. L’art est un engagement, et très exigeant, c’est exact. J’ai voulu néanmoins rappeler ici qu’il a sa place partout, dans les expositions et musées prestigieux comme dans des lieux inattendus ! Ce n’est pas à la valeur du contenant qu’il faut l’apprécier, mais sur sa qualité intrinsèque, où qu’il se trouve.
    Merci à toi.

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  6. Phédrienne dit :

    Pour Hervé
    Oh le merci, c’est pour toi !

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