C’est un temps de Bretagne, bleu et gris. Sur leur ligne de granit froid, fleuri de pluie, les grands yeux noirs de l’abbaye regardent vers leur passé enfoui.
Ecrin d’herbes denses foulés de pieds indifférents, les marcheurs du jour se font l’écho nouveau des pas anciens. Longeant sans y penser les anciennes cuisines et le long bec de pierre d’où s’écoulaient les restes donnés au cochon…
Le cloître dort en vert pré garni de pavots, d’ancolies et de cosmos aux robes fragiles, et sous les voûtes, mon propre pas. Au dessus de moi, le logis des dames trace une ligne d’ombre sur les vestiges, entre la chambre du commandataire et les combles sonores. Une robe non chaste glisse encore sa traîne cramoisie dans le souvenir d’un prélat engourdi de mollesse quelque part entre ses murs silencieux. Plus loin, dans la chapelle des Forges, de durs bancs de bois se sont usés sous la patine de fesses dures et sèches tandis que de nobles sièges à dosserets et accoudoirs tendus de toile rose guettaient les opulents appâts des seigneurs du lieu.
L’abbaye veille au grain depuis tout ce temps, grains du ciel breton semés de nuages potelés et garnis, grain de la fureur des chouans répudiant traîtrise, corruption et mollesse. Que passe le temps, que se fendent les pierres, même le gel n’atteint pas ces symboles d’un pouvoir jamais tu. Tandis que chantent encore et encore dans ma tête, après la visite de l’ancien atelier du sabotier et du maréchal ferrant, les vers de Brel :
Ils étaient usés à quinze ans
Ils finissaient en débutant
Les douze mois s´appelaient décembre
Quelle vie ont eu nos grand-parents
Entre l´absinthe et les grand-messes
Ils étaient vieux avant que d´être
Quinze heures par jour le corps en laisse
Laissent au visage un teint de cendres
Oui notre Monsieur, oui notre bon Maître
Pourquoi ont-ils tué Jaurès?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès?