À l’origine, il y avait là un personnage solitaire, recroquevillé dans sa chair velue, assis tout seul sur une pierre et se demandant ce qu’il faisait là. Il s’appelait Grog, non que ses géniteurs aient jugé utile de le baptiser ainsi. Mais c’était sa compagne occasionnelle, pareillement hirsute, qui avait émis ce drôle de son, Grog, lorsqu’elle l’avait découvert la première fois, et depuis il répondait à ce curieux patronyme. Cela l’avait fait rire, une sensation étrange, si agréable, presque incongrue. Il n‘y avait guère de quoi rire en effet, par ces temps si durs où le gibier devenu rare était violemment disputé par d’autres comme lui. Grog ignorait ce qu’il était au juste et cela n’avait guère d’importance. Il suffisait qu’à l’odeur et à quelques signes diffus, comme cette scarification qui balafrait la joue de chaque membre de sa tribu, il puisse reconnaître les siens, d’ailleurs très peu nombreux : les femelles mettaient bas assez rarement et peu des étranges créatures qui surgissaient de leurs entrailles par un procédé incompréhensible étaient en capacité de survivre. On ne les y aidait pas : l’existence du clan tenait davantage du hasard que d’une stratégie et Grog lui-même aurait été bien incapable d’expliquer ce qui le faisait se lever, se mouvoir, endurer le froid et la faim chaque jour.
Lui n’avait pas souhaité donner un nom à cette femelle mamelue et plutôt fessue qui déclenchait chez lui quelques irrésistibles pulsions bien différentes de la tension constante qui sous-tendait sa vie. Sa présence lui était donc plaisante, à la manière du feu qui depuis peu réchauffait le sombre coin de pierres où il gîtait, une fois la nuit venue. Ils dormaient l’un contre l’autre, un demi-sommeil souvent interrompu par les cris d’animaux, les rixes, ou l’immixtion violente autant que soudaine d’étrangers à la tribu ; le sang mêlait souvent sa riche couleur à celle, brune et ocre, de la terre.
Mais ce matin-là, Grog observa d’un œil soudainement plus éveillé le manège de la femelle qui se rapprochait de lui, moitié marchant, moitié rampant à la façon des grand singes, en appui sur ses avant-bras. Son excitation était palpable, s’exprimant par une série ininterrompue de petits cris et de grognements qu’il avait appris à connaître Les doigts de sa main droite grippaient fermement un morceau de pierre noire qu’elle lui montra sitôt arrivée près de lui. Il la reconnut aussitôt : c’était un petit morceau noir, dur et salissant, de ceux que le feu laissait derrière lui lorsque par une imprudence coupable, on le laissait s’éteindre ; ca ne servait à rien et si on le frottait, ça laissait sur la peau un dépôt noir difficile à retirer. Malgré le peu d’intérêt qu’il manifestait, la femelle l’empoigna, tout en multipliant les couinements et sautillements et le tira vers lui. iL la suivit, quoi que de mauvaise grâce, parce que c’étaient peut-être les prémices d’un accouplement qui n‘était pas toujours facile à obtenir. La femelle lâcha son poignet et se mit à courir, ce qui cette fois, l’excita légèrement : courir, traquer, ça, c’était son élément ! Mais, plus légère que lui et plus véloce, la petite femelle ne se laissait pas rattraper. Enfin, elle stoppa devant un très épais bosquet d’arbres qui masquait, ainsi qu’il put le constater, l’entrée d’une petite cavité rocheuse ; dedans, il y faisait assez sombre mais le soleil levant dardait juste un pinceau de lumière rond et blanc sur un bout de paroi. La lumière révéla à son regard surpris une trace noire à la forme totalement inattendue ; cela ne ressemblait à rien de ce qu’il avait pu voir auparavant ; comme c’était étrange !
Hardiment, la petite femelle se dressa sur la plante de ses pieds nus et leva son bras droit, puis, dans un geste inattendu, elle posa la paume de sa main sur la trace ! À la très grande surprise de Grog, les deux formes s’épousèrent parfaitement. Triomphalement, la petite femelle se saisit de la main de Grog et l’appliqua sur la paroi, doigts ouverts. Grog se raidit immédiatement mais sa curiosité fut la plus forte ; il se passait là quelque chose d’étonnant !
Maladroitement, la petite femelle s’escrima avec le bout de charbon qu’elle n’avait pas lâché, et frotta vigoureusement le morceau sur la roche. Puis, tous deux s’écartèrent en silence. Sur la paroi, deux traces assez semblables figuraient maintenant. Grog se sentit pris d’une émotion étrange : c’était comme une palpitation qui le prenait là, dans la poitrine, juste à l’endroit où une drôle de chose battait sans cesse et ses yeux s’humectèrent, comme lorsque la bise hivernale les irritait lors de ses longues stations de chasse.
Il ne savait pas vraiment ce que c’était, mais une chose était certaine : rien ne serait plus tout à fait comme avant.