Tu étais assis, tranquillement, devant moi. Avec ce nouveau profil qu’une barbe dessine si virilement. Je n’ai pas pu te regarder grandir, toi et moi le savons si bien et rien n’effacera ce temps que je nous ai volés mais … t’observant là, dévorant même ta présence, m’imbibant de la carrure de tes épaules, j’ai senti un flot brûlant m’envahir et tant de questions ronger ma tête !
Qu’avions- nous fait, qu’avais-je fait des années où nous étions ensemble ? Que t’avais-je montré d’autre, si souvent, qu’une servile acceptation des règles et des modes de vie qu’absurdement nous ne remettons jamais en cause ? T’avais-je proposé autre chose que des années d’apprentissage scolaire, la stricte observance d’un découpage du temps parfaitement artificiel et qui pouvait être repensé ?
Quel monstrueux manque d’ambition pour ta fratrie et pour toi-même m’avait fait négliger l’essentiel : donner ce temps qui ne manque qu’aux vétilleux, t’inciter à devenir ce qui te convient le mieux. Rire avec toi de tout, t’écouter mieux. Changer d’angle et de prérogatives. Être courageux.
Pas plus que toi, aujourd’hui, je n’aime le chant du monde qui m’entoure. Comme à toi, il me paraît vain, indigent et d’une imbécile violence, comme à toi, il me paraît creux, de ce creux qu’on n’a guère envie de combler et pourtant. Toi et moi, nous savons aussi la force du lien, l’absence, la perte, la dureté de la chair, la souffrance de l’esprit solitaire. Et l’espérance ! Toi et moi avons quitté notre meute, chacun à sa façon. Comment t’adoucir la dureté du monde ? Comment t’en donner la douceur ? La volonté ?
Face à toi, je me suis sentie rétrécir, à la façon de cette Alice que nous aimons tant ton frère et moi, et dont les métamorphoses en disent bien long. Mais cette réduction a du bon : face à toi, désormais, je ne peux aussi qu’essayer de grandir. Il est toujours temps de fleurir, rien n’est jamais trop tard.