Longe-murailles

On l’appelait Longe-murailles. Son ombre se mariait à celle des pigeons qu’il nourrissait à même le trottoir. Une fois qu’on avait tourné l’angle du boulevard Masséna,  à quelques pas de l’arrêt de bus, leurs silhouettes ailées se dessinaient au milieu de la fanfare des trams, des voitures et des passants. A peine dérangés par le vacarme et le passage ininterrompu,  les pigeons s’envolaient d’un claquement d’ailes pour mieux se reposer l’instant d’après. Le vieux émiettait le pain posément, sans prêter attention à ce qui se déroulait alentour. Seuls comptaient les pigeons et l’instant. Derrière lui, proprement plié sur un grand carton, reposait un plaid calaminé de crasse. Y attenant, deux cabas, l’un gonflé de bric à brac, l’autre de bouteilles presque vides.

Personne dans le quartier ne se souvenait du temps où Longe-murailles n’existait pas ; il semblait que la rue même l’avait procréé, de la façon dont elle secrétait aussi mystérieusement les ordures qui s’entassaient au fil des heures dans ses caniveaux, malgré l’acharnement des équipes de nettoyage qui s’y relayaient. Il était difficile de donner un âge ou d’évaluer sa corrosion sur le visage de Longe-murailles. Sous le suint des cheveux, le front tanné et couturé de cicatrices enfermait le regard à l’abri de deux paupières toujours mi-closes. Bien malin qui aurait pu dire ce que l’homme regardait et si même il regardait quelque chose.  En revanche, plus d’un connaissaient l’origine du surnom dont il était affublé. Le vieux chibani qui trônait depuis quarante ans à la terrasse du « Majordome » se rappelait de la période pas si lointaine où l’ancien asile de « L’immaculée conception » se nichait sous une antique ceinture de remparts, disparue depuis lors. Rongée de rouille et de salpêtre, l’épaisse clôture qui avait vu passer tire-laine et prostituées, ouvriers et cols blancs, avait cédé le pas devant les démolisseurs. Mais c’était là qu’on avait vu cet homme silencieux, matelassé l’hiver de plusieurs couches de vêtements, offrant l’été son torse décavé aux rayons du soleil. Le dos toujours rivé à la muraille, pareil à un chiot collé à la mamelle de sa mère. Toujours muet, rasant les murs au plus près lorsqu’il était tenu de se déplacer, d’où le sobriquet qui lui était resté.

Lorsque le chantier avait démembré tout le quartier, il avait disparu pendant des mois et nul n’avait su où ce curieux animal avait terré sa misère. Et puis, longtemps après la sortie de terre de bâtiments flambant neufs, on l’avait retrouvé un matin assis très exactement au même emplacement qu’autrefois, bien qu’à la place du mur se dressât une froide cloison de verre parfaitement lisse et opaque. C’est aussi de ce matin-là, le vieux chibani s’en souvenait fort bien, que datait le nourrissage des pigeons. En fait, ils avaient accompagné d’une envolée d’ailes et d’un concert de roucoulements  l’arrivée de Longe-murailles qui avait remonté le boulevard de son long pas tranquille, avait étalé méticuleusement ses affaires sur un grand carton, puis s’était collé le dos à la cloison, comme autrefois, sans qu’un mot ne sortît de sa bouche. C’est alors seulement que le vieux chibani, qui ne perdait pas une miette du spectacle, l’avait formellement reconnu.

Bien que les riverains se soient plaints rapidement du bruit et des salissures occasionnés par les oiseaux, Longe-muraille avait résisté vaillamment aux pressions, insultes et autres interventions musclées destinées à l’expulser. Peu à peu, toute animosité à son égard avait disparu, le vieil homme s’était incrusté dans le paysage et les pigeons avec lui. Il faut dire qu’une étrange douceur se dégageait de la vision des volatiles virevoltant en spirales autour de lui. Les enfants, notamment, s’enchantaient du spectacle, et s’essayaient à attraper les pigeons dodus dont l’œil rouge les fascinait. D’autres demeuraient là avec la stupéfiante immobilité dont les enfants sont capables dès lors qu’une chose les captive, un doigt dans la bouche, tout en restant sourds aux injonctions des mamans pressées. Malgré son aspect peu engageant et bien qu’il ne leur adressât jamais la parole, Longe-muraille ne les effrayait pas ; les petits enfants ne sont pas aussi sots. Les bonnes âmes du quartier, et parfois même le vieux chibani, se faisaient un devoir de garder pour lui les quignons de pain rassis, en même temps qu’ils lui apportaient de quoi survivre. Chose étonnante, jamais le vieux chibani n’avait vu Longe-muraille tendre la main, encore moins apostropher un passant. Ces gestes n’étaient pas pour lui, qui se contentait de demeurer là et d’attendre. Sans savoir pourquoi, le vieux chibani l’aimait bien : Longe-murailles faisait corps avec le décor qui composait son quotidien, à l’image de la fontaine qui continuait de cracher un mince filet d’eau  ou des chaises à dossier cannelé sur lesquelles lui-même s’asseyait. Sa compassion n’allait pas jusqu’à lui proposer aide ni asile ; le vieux chibani portait son propre lot de misère sous le ciel citadin. Mais il se sentait bien à le regarder, la sérénité qui se dégageait de sa lenteur, de l’inexpressivité de son visage, de la régularité de ses gestes, suffisait à lui conférer bien-être et chaleur. C’en était même étonnant !

Les jours de pluie ou de grand froid, Longe-murailles demeurait à l’abri de ses cartons. Alors, les pigeons se blottissaient les uns contre les autres et formaient un toit ailé improvisé et bien précaire, la pluie et l’orage venant au final à bout de leur volonté. Mais Longe-murailles,  lui, résistait à tout, sa chair resserrée à l’extrême sur un grand corps efflanqué absorbait tout. Néanmoins,  le vieux chibani pressentait en son cœur que cette apparente solidité était fragile. Un jour, Longe-muraille  disparaîtrait du décor à la façon dont meurent les feuilles d’automne  dont le squelette délicat semble construit pour l’éternité mais que le moindre souffle du vent effrite. Oui, c’était ainsi que finirait Longe-muraille, dispersé par le vent.  Mais ce n’était pas pour bientôt, du moins le vieux chibani l’espérait-il sincèrement.

Cependant la ville, comme le grand monstre sans âme qu’elle est,  dévore, impavide, ce qu’elle a exsudé. Un matin, en arrivant au Majordome à son heure habituelle, le vieux chibani entendit un vacarme inaccoutumé. Perçant le tohu-bohu des voitures, déchirant la brume matinale, un cri perçant s’élevait : «  Pedro ! Pedro ! »

La voix caverneuse ne cessait pas. La vieux chibani tendit la tête par-dessus la barrière de la terrasse, chercha du regard ; la stupéfaction le fit se lever si brutalement qu’il en renversa sa chaise. A quelques mètres de là, près de l’arrêt de bus sous lequel se terraient des passagers apeurés, la maigre silhouette de Longe-muraille était aux prises avec un homme vigoureux qui la secouait, la martelait de coups, pour mieux s’en détacher, semblait-il. Le regard fou, les mains accrochées aux épaules d’un jeune gars puissamment charpenté, Longe-muraille  s’était redressé  et faisait montre d’une force peu commune.

« Pedro ! Pedro ! »

Le cri rebondissait sur le trottoir, cavalait le long des rues, se perdait dans le froid. Perchés sur le toit de l’abri bus, les pigeons formaient une ligne silencieuse, cous tendus.

« Lâche-moi, mais lâche-moi, vieux con ! »

Le vieux chibani traversa la rue aussi vite que ses mauvaises jambes le lui permettaient. Son cœur sautait dans sa poitrine, pinçait méchamment ses côtes et le souffle lui manquait : ah ça ! mais que pouvait-il bien se passer ?  L’homme qui luttait avec Longe-Muraille était tout jeune encore, un adolescent aux cheveux clairs dont le mince visage halé trahissait l’exaspération et le dégoût. D’abord retenus, ses coups se faisaient plus percutants et lourds devant l’entêtement de l’homme qui le retenait prisonnier.

Une femme cria, un petit enfant assis dans une poussette se mit à pleurer d’effroi. Indifférents à la bagarre, la plupart des passants se contentaient de faire un détour prudent et continuaient leur route d’un pas plus soutenu. Seuls les passagers agglomérés sous l’arrêt de bus faisaient corps dans un silence total.

« Pedro ! Pedro ! »

Ne sachant que faire, le vieux chibani regardait à gauche et à droite en espérant trouver de l’aide. A la fin, il se rapprocha des deux hommes et tendit la main dans un geste apaisant.

« Pedro ! Pedro ! »

Une femme flanquée d’un cabas se colla à lui ; c’était une des donneuses de pain que le vieux chibani connaissait bien. En quelques mots brefs, elle lui expliqua que Longe-muraille  était assis bien au calme comme à son habitude lorsque le type était passé devant lui. Et alors là, sans que l’on ait pu s’y attendre le moins du monde, et bien qu’aucun signe n’ait montré que Longe-muraille avait remarqué son arrivée, voilà que ce dernier avait sauté sur ses pieds en un éclair, dispersant les pigeons qui s’étaient égaillés dans la panique la plus complète,. Il avait empoigné le jeune homme aux épaules et s’était mis à hurler : « Pedro ! Pedro ! ». Jamais auparavant,  nul n’avait entendu sa voix immense, roulant des pierres et des sabres, résonnant comme le tonnerre. Mais d’où venait-elle, cette voix ? D’abord surpris, le type avait voulu se dégager d’une bourrade, mais contre toute attente et sans qu’on sache d’où cette force lui venait, Longe-muraille s’était cramponné avec la même obstination qu’il avait mise à ne jamais quitter son mur. Et maintenant, il tenait toujours bon, bien que le jeune gars que la fureur avait saisi, l’ait pris à la gorge et soulevé de terre.

« Pedro ! Pedro ! »

Le visage convulsé de rage, le type resserra sa poigne autour de la gorge de Longe-Muraille et lui cogna la tête à toute volée contre la cloison de verre, derrière lui. Une fois, deux fois, trois fois.

« Pedro ! Pedro ! »

La voix s’éteignit dans un râle. Le corps de Longe-muraille s’effondra lentement et demeura brisé au pied du mur, où sa tête fracassée s’auréola d’écarlate. Avec une souplesse de chat,  le jeune homme pivota sur ses talons et disparut happé par la foule qui se dispersa aussitôt en silence. Catastrophé, le vieux chibani plia difficilement ses genoux usés et sa carcasse grinçante près du corps brisé et souleva précautionneusement la tête de Longe-muraille dont les yeux s’entrouvrirent. C’était la première fois que le vieux chibani contemplait ce regard : il était bleu comme un ciel lavé de pluie. Une dernière fois, la voix de Longe-muraille murmura « Pedro… ». « Ce n’était pas lui, sûrement »,  répondit le vieux chibani qui ignorait ce qu’il aurait bien pu faire de plus. Longe-muraille  le regarda sans rien dire, son visage redevenu aussi immobile qu’autrefois.  Trois pigeons se posèrent sur lui, tandis que son souffle ciselait une éphémère fleur de givre. Le vieux chibani se releva lourd et triste : autour de lui, tous les pigeons avaient disparu.

 

 

 

 

 

 

A propos Phédrienne

Je suis ce que j'écris, ce que je vis, et réciproquement, cela suffit sans doute à me connaître un peu :)
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