Je vis dans un immeuble étrange et vieillissant qui date à peu près des années folles. C’était à la base un logement ouvrier, destiné à accueillir le petit peuple travailleur des abords de Lyon. Si la règle hygiéniste émergente de l’époque imposait de grandes fenêtres et de hauts plafonds, le reste des matériaux tient de l’hétéroclite, voire du bazar : à côté des parquets anciens et des belles cheminées, les murs de bric et de broc oscillent du mâchefer au parpaing en passant par quelques cloisons qu’il vaut mieux n’explorer ni du marteau ni du foret.
Les jours de grand vent, l’ensemble vibre et craque et la vieille coque de ce vaisseau fantomatique s’emballe en gémissant. Promoteur involontaire de ce « vivre ensemble », sémantiquement et syntaxiquement laid qui sonne aujourd’hui comme une antienne comminatoire, mon immeuble joue avec les nerfs de ses occupants, en les acculant à une promiscuité douteuse, en raison d’une isolation totalement défaillante. Les travaux sans permis perpétrés, ici et là, par les propriétaires insoucieux des autres autant que des règles de l’architecture ont achevé le processus. Ce qui fait que la cloison qui sépare désormais ma propre cuisine de la chambre de mon voisin de gauche est devenue d’une dangereuse porosité. Malgré mon désintérêt total pour tout ce qui relève des potins de voisinage, je suis donc par la force des choses très au fait de ce que mon voisin fait, justement ! Le mur qu’il a mis à nu et raclé jusqu’à l’os est devenu si fin que je ne serais pas surprise que nous nous trouvions face à face, un matin, au petit déjeuner. Parfois, l’appel à la prière qui résonne très tôt me réveille en sursaut et je doute alors de l’endroit où je suis. S’il jouait de la trompette, croyez bien que cela me fâcherait tout autant.
Au fil du temps, et bien qu’en réalité ce monsieur soit aimable et discret, j’avoue avoir développé une animosité sourde, celle qui dit en voix off dans votre cerveau : « Ca y est, ça recommence ! » ou dans des moments moins policés, des mots « haddockiens » que je vous épargnerais. De l’autre côté, une cantatrice amateur développe parfois des aigus qui me font craindre pour mes tympans. Et de leur côté, mes manies noctambules et ce fameux parquet grinçant que j’arpente alors de long en large doivent fournir à mes voisins des alibis de meurtre, au moins virtuel, tout aussi convaincants.
De ce fait, je me tâte : dois-je faire venir un cloisonniste qui réglera ce délicat problème au moins un peu ; dois-je en rire, ce que je fais les jours de bonne humeur (heureusement nombreux), et me dire qu’au final, j’apprends de la façon la plus terre à terre qui soit à vivre avec d’autres, ici-bas ?
Vous voyez, la façon dont se construisent les cloisons empruntent des chemins divers. Mais ce qui est certain, c’est que nous avons tous un mur en nous…