L’art de la disparition (petite philosophie du boudoir)

Lorsque j’étais enfant, on m’a inculqué comme à beaucoup la conviction de la pérennité. Solidement ancrée à la chaleur maternelle, rivetée aussi à la silhouette d’un père incompris de moi. Les murs, la banlieue et son étiquetage étriqué,  ses enseignes, sa vulgarité commerçante accrochée à vos épaules comme un panneau publicitaire, tout cela était écrit. Mais aussi la sécurité d’un amour trempé dans l’encre des classiques, l’amour, ça, ça ne disparaissait jamais.

Affamée de tendresse et curieuse, ô combien, j’ai bu cette encre sans qu’elle ne m’étanche jamais et me suis endormie, le soir, auréolée de grands principes et de grands mots, bercée de scènes où la rapière du mousquetaire pourfendait  avec bravache l’armure du dernier romain ou le crâne d’un dinosaure, l’imaginaire se jouant de la chronologie. Dans cet espace-temps  étrange et réjouissant, j’ai vécu une vie parallèle, devenue plus vraie que nature et je me revois quelquefois, le dos collé à la mauvaise chaise de la cuisine, usant mes yeux de myope sur des pages, encore, encore et encore.

Il m‘en est resté, il m’en reste aujourd’hui, l’incapacité franche à me fondre dans l’actualité,  sauf pour en rire, à savoir de quelque façon que ce soit nouer  ces liens bâtis sur de vagues affinités, à parler pour parler. Je ne sais pas  et cette impuissance sans arrogance ne me vaut pas que des amis.

Pérennité des sentiments … petite, toute petite, une prescience m’est venue à contempler les roses splendides du jardin de notre voisin, monsieur Naud, déjà évoqué ici. Au milieu des petits jardins ouvriers, sa roseraie était le château du facteur Cheval, une incongruité merveilleuse. L’ancien gendarme à cheval devenu semi-infirme y consacrait des journées entières, se ruinait en pesticides, dressait des arches, architecturait des sentiers moussus. Et du haut de mes cinq ans d’alors, je comprenais ce lien : l’amour était un jardin qui ne durait qu’autant qu’on l’arrose, qu’on l’ensoleille, qu’on l’éblouisse de soins. Le jour où monsieur Naud a abdiqué  devant tant d’efforts à fournir, le jardin a disparu en bien peu de temps…

J’ai eu très peur alors, je me souviens du froid qui s’est levé en moi comme un hiver brutal. Devenue adulte, maman, j’ai pourtant recréé ce monde un peu faux, impuissante que j’étais à traduire certaines vérités à des êtres trop petits pour les entendre et puis, si je me trompais ? Si la disparition des roses de monsieur Naud n’avait été qu’un leurre, une césure du temps ? Parce que leur beauté en moi restait indéniable, inaliénable. Elles avaient été.

Depuis, j’ai appris comme tous, la volatilité des promesses, les ouragans du cœur  qui éclaboussent la raison, posent les colonnes d’un temple de sable que le premier vent atteint. J’ai appris à ne pas m’accrocher, moi qui étais un lierre encombrant, réclamant sa dose d’amour, de soins, d’attention. J’ai appris à me faire oublier, à sourire aux excuses, au temps qui manquerait, j’apprends à m’asseoir, sereine, même lorsque mon cœur bat la breloque, même lorsqu’un nouveau rêve me secoue de pied en cap. Je n’ai donc pas encore appris à disparaître, mais c’est un art de l’illusion…

A propos Phédrienne

Je suis ce que j'écris, ce que je vis, et réciproquement, cela suffit sans doute à me connaître un peu :)
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2 commentaires pour L’art de la disparition (petite philosophie du boudoir)

  1. Antonio dit :

    « Elles avaient été » … comme vous dites vrai.
    Et comme rien ne se perd et tout se transforme, même le beau, votre coeur ressemble beaucoup au jardin de monsieur Naud.
    Merci pour ce joli texte, Colette, qui aurait sa place dans un roman.

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  2. Phédrienne dit :

    Bonjour Antonio, avant mes 100 ans, qui sait, mais j’ai déja entassé dans mes tiroirs des tas de trucs non publiés, alors 🙂 ! Merci d’être là.

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