Moi, j’aimerais bien remonter dans le passé rencontrer le premier hominidé conscient de sa condition. Qu’a-t-il pu penser en effet, se sachant seul, descendu de son arbre peut-être, confronté à la précarité de sa vie ? Comment regardait-t-il les autres créatures harnachées de crins, de griffes et de cornes, caparaçonnées de cuir, de muscles, d’os. Crachant, bavant de gourmande faim, parfaitement indifférentes à ses malheurs ? Comment les regardait-il vivre, saigner, périr ? Riait-il, ivre d’herbes et de nectar, la tête renversée sous la clarté de la lune, tentait-il d’attraper le manteau d’étoiles, enviait-il la solidité de l’arbre devant lui, la pérennité apparente de la pierre, se croyait-il désespéré ? peut-être pas … peut-être, butinant sa vie comme un papillon de jour, courait-il jusqu’au soir, insouciant du tonnerre, du froid, du désert, peut-être courait-il au devant de demain, personne n’en sait rien.
Quel a été le premier mot d’amour de cet ancêtre pas si sensé, peut-être savait-il, lui, la folie de ces mots, leur incongruité, comment murmurer des toujours lorsque des pulsions vous mordent le ventre et que la morale se couche devant la faim du maintenant ? Y avait-il même de l’amour ? personne n’en sait rien…
Peut-être que je lui dirais : « Pose-toi là, regarde, regarde-moi, je suis tellement plus bizarre que toi, regarde ce corps glabre, mes mains qui ne fabriquent rien, ma tête qui ne contient rien de mieux sûrement que la tienne, regarde comme je te ressemble quand même, puisque de ta mort je ne puis rien dire pas plus que je ne pourrais prévoir quand, ou, pourquoi, comment, qui ? Et si tu me montres ton rire, si, me regardant avec mes oripeaux du siècle, nous rions ensemble, là, tu entendras comment nous sommes pareils, par-dessus les montagnes du temps. Pareils, mais toi tu ne savais pas que je serais, moi, je sais que tu étais. Tu vois, qu’est-ce que ça change ? Oublie-moi, dis-toi que j’ai été un rêve, comme lorsqu’une autre ombre de la nuit soulève ton sommeil, rien de plus, rien qui ne soit effacé au matin… »
Peut-être que le premier homme assis à même la terre a rêvé pourtant ce qui serait après lui ? Personne n’en sait rien…Alors je me tairais, ne sachant comment ne pas le décevoir ou le combler, je ne lui dirais rien et moi, je continuerais d’espérer…