J’ai tenté de me souvenir l’autre jour du corps que j’avais à 20 ans ; je ne parle pas de l’image, mais de la façon dont je l’habitais. Rien ne m’est apparu, rien n’a survécu, les rares clichés que je possède encore restituent une ligne étrangère à jamais. Parfois, quelques manies qui me demeurent, celle de m’assoir n’importe où, les genoux pliés devant moi, le geste dont j’effleure toujours comme une aveugle la matière, regardant avec ma paume, la frange de mes doigts, font ressurgir des sensations familières : rugosité, douceur, frisson. Chez le médecin, l’autre jour, sentant ses mains sur moi, je me suis demandé justement quel moi il palpait ainsi ; si la synthèse corporelle, plus dodue qu’autrefois qu’il avait devant lui représentait la totalité de mon être, l’empilement de tous ces moi qui se font et se défont sans cesse. Partout je lis des textes pleins de certitude sur les âges de l’individu, sur la réalité de l’homme et cela m’émerveille. Je ne sais toujours rien d’autre de moi que ce que je sens dans l’éveil, dans la douleur, la plénitude ou le plaisir. L’apothéose suspendue, la crampe qui vous pince, toutes les manifestations saugrenues qui composent la chanson quotidienne et bien physique de ma vie, à peine vraies dans l’instant, m’amusent quand elles ne m’inquiètent pas. C’est faire grand cas, me direz-vous, d’une dimension bien triviale. Je ne le crois pas. Ma chair devient joyeuse à mesure que je ne l’oublie pas, mon corps aussi peu choisi que les autres sert à peu près les causes que je lui soumets et se cabre parfois. Beau ou laid, ce qui reste de peu d’importance, il dit la vérité qu’il veut bien livrer et rien d’autre et pas plus qu’à ma naissance je ne sais de lui davantage que ce que j’en crois. Peut-être sont-ce les autres qui se souviennent le mieux de ce que vous étiez et de ce que vous êtes à cet égard ?
(c’était ma minute d’interrogation saugrenue du jour)