Dans le métro, il faut faire attention à ses arrières. Le tassement de gens pressés favorise les mains lestes qui se collent à toi, emboîtent tes fesses, essaient de se glisser. J’ignore si les hommes subissent les mêmes attouchements, les jeunes en tout cas. Sans doute que non, je pense qu’un tabou entoure encore leur corps, empêche cette violation. Pour les femmes, point de salut ! On te tripote, on te brasse et tout le monde s’en fout. Maman me dit que dans sa jeunesse, ce n’était pas mieux. C’était même pire, parce que le sujet était brûlant, que les vieux oncles gras vous pinçaient le postérieur en prenant un air paternel et vertueux, que les femmes s’en accommodaient par tradition, quand elles n’en étaient pas fières : au moins, ça voulait dire qu’elles étaient attirantes et pas trop vieilles.
Néanmoins, j’aime le métro, surtout les anciennes rames, devenues rares, qui dévident leur peloton de wagons grinçants, suintant d’odeurs, mâtinés de vies multiples.
Je ne l’emprunte que sur la deuxième partie du trajet qui conduit au bureau et c’est comme retrouver un ami. Ouarda dit que je suis aussi peu moderne que sa grand-mère qui refuse obstinément de monter dans la voiture de son grand-frère et préfère le bus qui prend tout son temps. Elle a sans doute raison, d’ailleurs, je lui envie sa capacité à exhiber un nombril imparfait sous un top trop court, à étaler la crème onctueuse de ses hanches par-dessus un jean aussi collant que du chewing-gum. Évidemment, avec mes chemisiers blancs, mes pantalons de tailleur bleus ou noirs et mes chaussures plates, je fais pâle figure. Puis, Ouarda sait enchanter son regard avec du khôl, éblouir ses joues de fard ocré, pulper sa bouche d’écarlate. Sur moi tout bave, saigne, dégouline, tout déteint et se délaye comme un paysage sous la pluie.
Ouarda et moi travaillons ensemble dans l’étude d’un notaire, maître Tsia. Il est jeune, parfaitement désagréable et imbu de sa personne et nous traite avec un aplomb condescendant, en faisant mine de ne jamais se rappeler nos noms. Pourtant, je me prénomme Zoé, ce qui n’a rien d’imprononçable. C’est mon premier emploi après des mois de recherche infructueuse, alors je supporte sans rien dire. Je suis secrétaire juridique et Ouarda est formaliste stagiaire. Nous filons doux.
Avoir 21 ans est problématique surtout lorsqu’il faut passer soudainement du statut estudiantin à celui d’un adulte travailleur. L’université m’a baignée dans un cocon rassurant en créant entre ma vie d’avant et sa propre fourmilière stimulante une paroi parfaitement étanche. Mais à peine avais-je pris mes marques et le rythme imposé par mon autonomie nouvelle qu’il a fallu intégrer un monde qui n’est fait pour personne : celui de la sujétion et de la routine. Exactement ce que ma paresse voulait me faire éviter en privilégiant des études courtes et peu complexes. Je pensais ainsi me libérer rapidement de la tutelle parentale sans pour autant la troquer contre un autre carcan. Je n’avais rien compris. Le travail peu complice est aussi une prison parce qu’il accapare suffisamment vos neurones pour les dégoûter d’un autre labeur. De plus, j’ignorais qu’au 21e siècle existerait encore l’incroyable mentalité rétrograde du tabellion persuadé de sa supériorité intellectuelle sur les gueux sans éducation ; maître Tsia, malgré sa trentaine, se croit autorisé à nous parler avec onction, ponctue ses ordres de proverbes latins que nous ne pouvons entendre, nous éreinte de travail. Quand je sors de là, je suis rincée de fatigue et aucune ambition ne vient titiller mon énergie. Quand ma période d’essai a été validée, j’ai pu emménager dans un studio microscopique, mal isolé, bruyant et au final assez peu salubre, à une demi-heure de transport de mon travail. Ouarda, elle, a préféré demeurer chez ses parents où elle partage un grand F 5 avec 2 frères, ses parents et ses grands-parents ; elle explique que c’est une cellule de chaleur dans un monde brut et qu’elle en a besoin. Malgré son caractère rieur et culotté, Ouarda craint plus que tout le jour où il lui faudra quitter ce nid.
Moi, j’étais ravie de partir, bien que mes parents soient aimants et empressés à m’aider. Trop, justement. Leur sollicitude m’a toujours fait l’effet d’une couverture polaire qu’on vous obligerait à porter en plein été ; elle m’étouffe. Et puis, si la famille de Ouarda est omniprésente, bruyante voire cacophonique, elle est aussi pleine de vie, sans cette morne sagesse qui a enkysté mon enfance et reste en moi, quoi que je veuille la secouer. D’où les corsages et les pantalons bleus. J’ai connu Ouarda au lycée, c’était la meilleure élève de la classe et surtout, elle dégageait une telle aura, son charme bouillonnant aurait séduit les pierres, son assurance avec les garçons était frappante. Moi, avec ma blancheur native, ma longiligne minceur, l’aigu de mon sourire et ma grande taille, je me sentais fade et triste, et pourtant, Ouarda dit que je suis la plus drôle de ses copines, que j’ai un humour pince-sans-rire qui la change agréablement de la simple bonhomie de son milieu. Cela aussi forge une autre dissemblance : le carnet d’adresses de Ouarda déborde, moi, je n’ai qu’elle comme amie, les autres filles que je connais traversent ma vie comme les voiles d’un bateau marquent l’horizon, fugitivement. C’est comme ça.
C’est encore grâce à Ouarda que j’ai connu ma première expérience amoureuse. Ouarda a donné sa virginité (elle déteste l’expression perdre sa virginité, comme si votre corps ne vous appartenait pas, comme s’il s’agissait d’un rite initiatique qui ne vous appartient pas) très tôt, à son premier amour, qui a été suivi de beaucoup d’autres. Sa gourmandise amoureuse tient de la boulimie assumée, et c’est elle qui chasse, comme elle dit, selon son appétit du moment. Mon arc de Diane se limite à un sourire et à quelques bredouillements, je suis plus que malhabile au jeu de la séduction et rarement capable de voir qu’on s’intéresse à moi. Heureusement, Ouarda, véritable détecteur d’ondes amoureuses et charnelles, s’est aperçue avant moi que j’étais éprise d’un garçon blond à la beauté ombreuse et mortifère, et à peu près aussi muet que moi. Louvoyant comme un vieux capitaine entre les récifs du cap Horn, elle s’est acharnée à nous réunir en dehors du lycée en nous invitant conjointement et sans nous prévenir de la présence de l’autre, au cinéma, au Méga Burger, à la patinoire, au bowling, et enfin autour de la console de jeux familiale où pourtant je ne brille pas du tout. Pendant que je peinais à mémoriser la liste impressionnante des prénoms de ses petits copains, en Arachné têtue elle nous ficelait tous les deux, Juan et moi, dans son filet d’attentions et c’est ainsi que je me suis retrouvée un après-midi d’octobre, alors qu’une pluie froide cinglait les vitres de ma chambre éteinte, au lit avec Juan. Maigre souvenir, l’ombre cachait le vide et le peu de soins pris pour me plaire. Pour faire court, je puis dire que mon corps ne rit pas plus que moi ce jour-là. Néanmoins, la chose était accomplie et je sortais enfin, selon Ouarda, de l’infâmante catégorie de celles qui ne l’avaient pas encore fait. Elle triomphait et moi je m’escrimai pendant quelques semaines à faire semblant de goûter la compagnie de Juan avant de le balancer dès que je le pus. Après lui, j’ai veillé à entretenir le mystère sur mes relations amoureuses pour ne pas enflammer les velléités marieuses de Ouarda. Dupe ou pas, elle me fiche la paix à peu près.
Maître Tsia ne voyage pas en métro mais à bord d’une berline luxueuse aux vitres teintées. Comme il soigne exagérément sa ligne mince et tonique, je l’aurais mieux imaginé en rollers ou en patinette électrique mais cela aurait contrevenu à la tradition et au bon goût de sa clientèle aisée. En général, j’ai le temps d’arriver dix minutes avant lui, ce qui suffit à peine à me donner un air affairé : il n’y a rien que maître Tsia déteste plus que d’avoir l’impression de nous payer à ne rien faire et j’en ai pris bonne note. Jamais le nez en l’air, toujours le stylo posé sur le papier, prêt à écrire ou le doigt sur la touche du clavier de mon ordinateur.
Et c’est comme cela que j’ai d’abord vu les chaussures d’Oscar Timeroux. Je n’en avais jamais vu de semblables ; à tige montante, énormes et surpiquées, lustrées comme une casserole en cuivre d’autrefois. Accompagnant les chaussures, la voix mystérieuse, chasublée d’hésitations, le timbre grave, presque enroué. Quel âge pouvait avoir cette voix inconnue ? Quittant ma pose statique, j’ai hasardé un regard un peu plus haut. Mes yeux sont remontés sur les jambes d’un pantalon à fines rayures, d’un genre qu’on ne voit guère que sur d’anciennes photographies. Ces jambes, néanmoins, semblaient solides et musculeuses autant que je pouvais en juger. Sur les genoux, deux mains longues, noueuses, les nœuds des veines formant un bouquet, reposaient avec une sorte de nonchalante grâce. Introduit par Justine, la solide secrétaire personnelle de maître Tsia, Oscar Timeroux s’était assis simplement sur un des sièges réservés aux visiteurs, en attendant d’être introduit. Ouarda et moi, en effet, sommes installées dans ce qu’on aurait appelé autrefois l’antichambre et qui fait aussi office de salle d’attente. De ce fait, nous échappons rarement à la pression d’un regard, fût-il celui d’un visiteur.
Je continuai mon exploration ; un torse large sanglé dans un veston croisé, une cravate serrée autour d’un col impeccable, des épaules costaudes mais un peu voûtées, un cou un peu ridé, deux plis marquant un léger bourrelet au-dessus du nœud de cravate ; je pensais en souriant intérieurement qu’on ne pouvait rêver physique et tenue plus appropriés en cet endroit !
– Quel sourire, mademoiselle, je vous amuse donc tant ?
Le timbre si particulier et le ton plein d’ironie me firent sursauter. Je levai la tête, effarée : un visage légèrement émacié mais énergique, dont chaque ride paraissait contenir une histoire, me contemplait. Sous des sourcils surabondants, presque ridicules, le regard sombre, profond, plongeait droit dans le mien, fixe et terrible. Une moustache et une barbe de mousquetaire impeccablement taillées mêlaient encore quelques tons gris à des poils blancs. La chevelure blanche se clairsemait sur les tempes, disparaissait complètement sur le crâne massif. Tout cela me clouait sur mon siège, vis impuissante à se dégager, et je sentis mes joues brûler de gêne sous ce faisceau braqué sans ciller sur moi.
– Pardon, non, évidemment, monsieur, euh, monsieur ?
– Oscar Timeroux, mademoiselle, répondit l’homme en se soulevant légèrement de son siège, à qui ai-je l’honneur ?
À ma grande honte, je sentis un fou-rire monter du fond de mon ventre, se hisser précipitamment dans ma gorge et jaillir aussi puissamment qu’un bouchon de champagne. Oscar Timeroux, vraiment, comment pouvait-on s’appeler ainsi ? Sans se formaliser, l’homme sourit :
– C’est drôle, n’est-ce pas, et vous rirez plus encore quand vous connaîtrez mon métier ; Oscar Timeroux, entrepreneur de Pompes funèbres. Le tout est désopilant, mais je vous assure que c’est un métier très amusant et qui vous rend philosophe. Et vous, mademoiselle, quel est votre nom ? Zoé Bourgeois (et le disant, je me rendis compte que ce n’était pas terrible non plus).
–Hum, ce n’est pas beaucoup mieux, mais on ne choisit pas, mademoiselle.
Me regardant plus intensément encore, il ajouta :
– Par contre, votre profession me semble bien plus ennuyeuse que la mienne.
Il se renversa sur son siège et se mit à rire de bon cœur. Son rire manquait de souffle, comme si une grande main avait oppressé sa poitrine et filtré le flux d’une grande rivière. Néanmoins, il en émanait quelque chose de chaleureux, l’impression qu’une couverture moelleuse vous avait soudainement enveloppé de douceur.
Justine a interrompu ce court échange en venant chercher Oscar Timeroux pour l’introduire dans le luxueux bureau de maître Tsia. En général, la haute silhouette de Justine, sa poitrine sanglée dans un chemisier impeccablement repassé, son fessier haut orgueilleusement drapé dans une jupe droite et sa paire d’escarpins font toujours leur petit effet. Une malveillance commune nous pousse d’ailleurs, Ouarda et moi, à penser que ce physique avantageux a compté bien plus lourd dans son recrutement que son bagage universitaire, mais il ne faut y voir qu’une poussée du mauvais esprit que génère toujours sans doute un méchant climat de travail. Debout, Oscar Timeroux développait une stature de tronc d’arbre costaud, un chêne solidement implanté dans la rive. J’ai regardé son dos large disparaître dans l’encadrement de la porte et suis retournée, pensive, à mes occupations.
Par la suite, ce souvenir m’est souvent revenu en tête parce qu’il était évident pour moi que, sortie du contexte particulier du bureau, je n’aurais jamais fait attention à Oscar. Lui et moi aurions donc poursuivi notre existence séparée à jamais par un impitoyable facteur de probabilités. Pourtant, il fut là et j’y fus aussi, et aucun de nous n’aurait pu augurer ce qui allait s’ensuivre.
Deux mois plus tard, il revint. Toujours lourdement chaussé mais vêtu de façon plus légère. Le printemps pointait son nez, j’avais tenté une jupe courte sur mes jambes farineuses aux genoux légèrement proéminents ; une éternelle source d’angoisse. Ouarda, elle, osait une robe d’un orange flamboyant, perchait ses rondeurs sur des chaussures rouges à haute plateforme qui menaçaient sérieusement son équilibre. Surtout, elle avait fait se tordre de répulsion le nez malléable de maître Tsia, outré de tant de mauvais goût mais qui ne voulait pas s’abaisser à une remarque triviale, et l’avait reléguée au fond de l’étude, à compulser les archives. Il faisait doux ; un soleil taquin infiltrait ses rayons et rendait plus pénible l’enfermement et le tas de dossiers en retard qui s’amoncelait sur ma table. Oscar Timeroux venait régler la succession de sa mère, une quasi centenaire qui avait fini par lâcher prise, et je savais par le dossier que son fils unique était âgé, lui, de soixante-dix ans. Soixante-dix ans, c’était un vieillard, un « plus qu’ancêtre » aurait dit Ouarda qui aimait bien se singulariser. Bêtement je m’étais demandé ce que cela faisait à un entrepreneur de pompes funèbres d’enterrer sa propre mère : est-ce que des pensées stéréotypées naissaient à fleur de cerveau pour enrober tout ça ? Moi, je n’avais encore « enterré » personne, la pensée de la mort ne venait que par ses actes notariés répétés qui laissaient entendre que la succession sur notre terre était essentiellement matérielle. Encore, la pensée de ce vieil enfant de 70 ans qui devait appeler sa mère « maman », me laissait entre attendrissement et ironie. Devenait-on un jour quelqu’un, hors de ces filiations ?
La signature des actes se prolongea longtemps, assez pour que la sortie d’Oscar coïncide avec mon départ du bureau. Je rangeai mes dossiers en même temps qu’Oscar achevait de classer dans une serviette en cuir d’épais documents. Ses gestes étaient amples et précis, il prenait son temps sous l’œil agacé de Justine, pressée de le raccompagner à la porte. Je ne sais pourquoi, je m’empressai de lui proposer de le faire à sa place pour libérer son temps précieux. Elle darda sur moi un œil étonné mais opina du chef. J’attendis qu’Oscar endosse un long imperméable beige, vétuste vêtement dont je me demandai où il pouvait bien être acheté : existait-il des boutiques de prêt-à-porter pour vieux ? Je ne m’étais jamais posé la question à ce jour. Oscar Timeroux était bien plus grand que moi ; là encore, l’appellation classique de petit vieux n’avait pas cours.
Il s’effaça pour me laisser franchir la porte la première. Je n’en avais pas l’habitude et j’hésitai un court instant ; cela le fit sourire et nous descendîmes l’escalier qui résonnait sous ses lourdes semelles pendant que mes petits talons picoraient le marbre à ses côtés.
Nous nous retrouvâmes sur le trottoir, Oscar à l’imperméable et moi, un peu gênés. La chaleur enrobait les trottoirs d’une forme de gaieté douce, le genre de sensation qui vous empêchait le soir de rentrer chez vous.
Je craignis un instant qu’Oscar me proposa banalement d’aller boire un café en terrasse mais il n’en fit rien. Il désigna la rue qui étendait son ruban sale devant nous et demanda simplement :
– Marcher un peu, cela vous irait ?
Je hochai la tête et nous partîmes ainsi, lentement. Ordinairement, les jeunes types qui essayaient de m’emmener dans leur lit s’efforçaient d’êtres drôles et de me noyer sous un flot de plaisanteries éculées ou de compliments rances. Oscar, lui, restait silencieux, sa marche était régulière et assurée, sa main droite gardait serrée contre son flanc l’épaisse serviette, la main gauche marquait le balancier, il regardait droit devant lui et semblait goûter l’instant. Sans fioritures. J’ai aimé cela qui ne réclamait pas de mots ni d’explications. Nous avons marché ainsi plus d’une heure sans rien nous dire. Par la suite, j’apprendrais que les silences d’Oscar contenaient plus de monde que les dictionnaires. Dans son métier, il passait des heures à écouter les gens. C’était fou ce que parfois on lui racontait comme s’il avait été absent ou indifférent à tout. Son bureau était un asile où chacun s’épanchait, parfois sordidement. Se taire était la meilleure réponse qu’on puisse donner. Mais à moi, il parlerait parfois très longuement ; il fallait juste le temps. Au bout d’une heure, il s’est arrêté, un peu comme un jouet dont les piles auraient flanché. Il m’a souri :
– C’était bien, hein !
– Oui, c’était bien…
– A refaire ?
– Voici ma carte, appelez-moi…
On ne pouvait pas faire plus banal comme début d’histoire, mais pourtant je l’ai rappelé. Après avoir ruminé la question et sans rien en dire à personne. Surtout pas à Ouarda dont le rire fracassant aurait réduit mes envies en miettes : « Un vioque, tu n’y penses pas, ça ne va pas, non ? ».
La première fois que je suis allée chez Oscar, j’avais aussi peur qu’avant ma première entrée en classe à la maternelle. Cela faisait six mois que nous nous retrouvions pour marcher par tous les temps. Il s’était mis à me parler, jamais pour me raconter son histoire, mais pour m’évoquer les arbres, les fleurs, les oiseaux dont il connaissait tous les chants. Ce grand habitué de la mort se passionnait pour le vivant et dénichait dans la ville, dans le moindre bosquet, sous la moindre gouttière, la mésange, le faucon, la libellule, l’abeille, ou encore les achillées et les pavots qui bravaient froid, pluie et soleil. Insensiblement, je m’étais mise à penser à lui de plus en plus souvent, puis à ne plus penser qu’à lui.
Il me faisait du bien. J’ignorais ce qu’il trouvait en moi, ma jeunesse ne lui faisait pas peur, il ne l’enviait pas. Il était tranquille et beau.
Devant lui, c’est moi qui ai craint d’être laide. Et maladroite. Je n’avais jamais contemplé un corps d’homme âgé ; pourquoi l’aurais-je fait ? La vieillesse ne me regardait pas, son histoire se limitait à mes grands-parents que je n’avais vus qu’habillés, les autres appartenaient, comme pour tous ceux de ma génération, à un monde qui évoluait dans une autre dimension : eux et moi nous nous ignorions la plupart du temps. C’est pourtant moi qui ai fait tous les premiers gestes. Le premier baiser long et doux. Et puis la cravate desserrée et ôtée, la chemise dont j’ai d’abord ouvert le col avant de caresser un torse puissant, râblé, qui m’a fait penser à une photo vue chez ma grand-mère lorsque j’étais petite : elle représentait le dernier rural de la famille, celui qui avait tenté de garder des terres difficiles, où des pierres remontaient sous le soc depuis des siècles, une vraie carrière en dessous, même avec un tracteur dernier modèle, c’était compliqué. Ironie du sort, ce rebelle se nommait Pierre, mais après lui, tout avait été liquidé et ses descendants avaient rejoint la ville pour grimper un à un les échelons du progrès et devenir citadins à plein temps.
Ensuite, Oscar a arrêté mes mains et s’est déshabillé méthodiquement. Il semblait aussi tranquille là qu’au dehors, lorsque nous nous promenions. Pas sûr de lui mais plein de ce qu’il est, ce qui est très différent. C’est donc moi qui me suis trouvée gênée ensuite d’ôter mes vêtements. Il m’a dit :
– Je voudrais que tu le fasses. Moi, je crains d’être brutal, mon corps a oublié la jeunesse du tien ; je peux ne pas te regarder, je peux même ne pas te toucher et tout restera comme avant…
– Non, regarde-moi.
Ce fut chaste et chaud, incroyablement surprenant. Oscar m’apprit qu’avant je n’avais pas eu de corps mais une idée du corps, le mien comme celui des autres. Nous prîmes tout notre temps, parce qu’il craignait d’avoir oublié, étant resté seul très longtemps, ou d’être dans l’urgence d’un geste dénué de sentiment, besogneux. Parce que son corps aussi avait du mal à répondre à l’ardeur qu’il réveilla chez moi. Nous nous en moquions.
Quand vint l’heure du souffle coupé, des draps chiffonnés de sueur, Oscar reposa près de moi. Ses jambes longues et minces où les muscles avaient fondu contredisaient la robustesse de sa poitrine soulevée d’un souffle court. Nous avions lui et moi que nous avions franchi une frontière qui marquerait la césure entre le monde d’avant et le couple que nous formerions. À cet instant, pourtant, l’histoire nous appartenait pleinement, aucun regard, nulle désapprobation ne pouvait nous atteindre.
Je regardais Oscar, je ne me lassais pas de le regarder : il était l’amoureux.
Très agréable nouvelle à lire !
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Merci beaucoup Gilles. La nouvelle est ma prmeière passion bien que je n’en diffuse guère et que des écrits non édités s’empilent dans le tiroir 🙂
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Cette nouvelle est délicieuse. En tous points.
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Merci Aldor, La nouvelle est mon genre de prédilection alors je suis touchée de ce commentaire.
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Vraiment réussi. On s’y laisse embarquer comme sur une gondole à Venise… ou l’idée que j’en ai 🙂
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Bonjour Antonio, merci d’avoir partagé ce voyage 🙂
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