Voix au chapitre

Voix au chapitre

 

Il faut se taire. C’est presque un principe de survie. Se taire chaque fois qu’un évènement imprévu survient. Cela peut être, par exemple, le passage d’un train à une heure inaccoutumée. Un essaim d’horairistes appuyés par un logiciel sophistiqué s’emploie à planifier de manière parfaitement exacte le trafic ferroviaire. Parfaitement exacte, cela veut dire qu’aucune erreur ne devrait se produire, d’autant que la maintenance du matériel roulant, des voies et de toutes les infrastructures s’y rapportant est également assurée avec un soin maniaque par du personnel chevronné. L’harmonie du monde repose sur cette mécanique inchangeable ; chaque modification infime est une injure à la perfection, une brèche ouverte sur le chaos.

Octavio l’a appris tout petit. À peine ses yeux de bébé avaient-ils réussi à tracer un schéma cohérent qui puisse lui faire accepter l’abandon du nid, de la sphère parfaite, du dialogue sans mots avec maman, qu’une violence sans nom avait tout détruit. Bruit, lumière, mains touchant le corps nu, subitement froid, subitement bleu, cordon coupé, intubation, matelas, cohabitation avec des êtres hurleurs, laids, chiffonnés : où était son monde parfait ?

Dès cet instant, le cerveau d’Octavio avait commencé à tout enregistrer, à associer sons, odeurs, couleurs et à dresser des listes, des centaines de milliers de listes dont certaines comportaient des choses normales et agréables pour lui et d’autres tentaient de circonscrire le désordre. Les listes étaient une construction, un rempart contre l’inondation du mal. Le mal, c’étaient les autres, tous les envahisseurs du monde clos, silencieux, plein, d’Octavio.

Les seuls bruits admissibles sont ceux dont la régularité mathématique crée une architecture logique. La musique sérielle, seule audible pour Octavio, lui parle de cet univers intérieur où chaque chose est à sa place sans qu’aucune place ne prédomine. La sirène d’un train contredit donc pleinement la sécurité qu’apporte au jeune homme la perfection régulée des horaires de chemin de fer. S’il s’y ajoute le retard, que sa montre électronique dénonce à la seconde, tout devient inintelligible.

Octavio vit en face de la gare de Saint-Bernard et cela lui a pris 3 ans pour s’y habituer.  En face de la gare, c’est l’endroit le moins calme possible, puisque le désordre y est méthodiquement programmé. Même dans une ville perdue de province, une de ces villes-mouroirs où le plus vieil animal est plus jeune que je plus jeune habitant, ou peu s’en faut,  la gare est synonyme de chaos. Va-et-vient des voitures et des bus, parfois un car poussif et poussiéreux qui largue sa cargaison de voyageurs énervés. Livraison des marchandises à la buvette, endroit dont la mélancolie suinte du comptoir à sandwichs. La gare de Saint-bernard ferme entre 1 h du matin et 4 h30, heure où le volet roulant électrique grince pendant une horripilante minute et demie. D’autant plus angoissante qu’il s’agit d’une heure approximative et que bien souvent le grincement se fait entendre à 4 h 29 ou à 4 h 32. Si on ne peut se fier à la mécanique, alors rien de solide ne peut être entrepris dans ce monde, et c’est une tragédie que personne n’entend.

Octavio a horreur de parler. Ça l’a pris dès ses premiers instants. Malgré l’obstination de la sage-femme qui tentait de lui faire pousser son premier cri. Les voix feutrées in utero étaient tout ce qu’il avait pu supporter avant et encore, il s’était trouvé bon nombre de situations où sa sensibilité au bruit avait été malmenée. Il avait ensuite été un bébé qui ne pleurait quasiment jamais, sauf quand une urgence l’imposait. Son refus s’inscrivait dans la rigidité de son petit corps, arcbouté contre les caresses et les manipulations dont il était l’objet. Son silence ne gênait guère et sa tonicité étonnait. Même s’il était un bébé aussi peu démonstratif que possible, son calme extérieur était un soulagement. Il avait très vite intégré le fait que le sommeil le protégeait d’autrui, que sur ce laps de temps, nul ne se permettait de le prendre, de le déshabiller, de le tourner dans tous les sens, d’introduire dans son corps toutes sortes de choses suppliciantes. Alors il avait « fait » ses nuits, selon la formule consacrée, et même allongé ses siestes dans la limite permise par l’inquiétude de ses parents.

Après, les choses s’étaient compliquées. La vie était remplie à ras bord de situations qui vous contraignaient à parler. Elle était même si pleine de voix, si étouffante de bruits qu’il fallait se construire de solides remparts intérieurs et devenir expert dans l’art de raser les murs pour ne pas attirer la violence d’autrui. Très tôt, Octavio l’avait subie, entre simples vexations et maltraitances avérées, mais on s’était assez vite lassé de molester un enfant qui savait se rendre dur comme du bois, ne pleurait pas et n’émettait qu’un cri proprement inhumain, un cri glaçant, lorsque la douleur excédait sa maîtrise. Mais la plupart du temps, quasi hors de son corps, il comptait : le nombre de mots qu’on avait dit, la quantité d’adjectifs, le nombre de boutons, le nombre de feuilles sur les arbres, et additionnait méthodiquement ces chiffres, les rangeaient en colonnes dans son cerveau. Il y avait de la place dans sa tête où tout était en ordre ; tellement.

Ainsi Octavio était devenu transparent ; un bien meuble qui prenait très peu de place, une machine qui comptait.

Il faut se taire. Malheureusement Octavio a des voisins bruyants. Son mince salaire de chercheur ne lui permet pas de se payer un appartement-caisson totalement isolé de l’extérieur. Pas même une maison qui serait déjà un isolant efficace entre la vie et lui. Son deux-pièces spartiate que n’encombre aucun livre (il n’en a pas besoin, il se souvient de tout) comporte des murs minces que franchissent aisément les cris et le fracas. Sur sa gauche, passe encore, vit un retraité sourd qui ne rate jamais le tirage du loto. Mais il se lève tard et se couche tôt, circule avec des chaussons et n’a pas la force de claquer la porte de ses placards. Sur sa droite, une femme célibataire se morfond avec deux gamins détestables et incontrôlés. On parle souvent du pas léger d’un enfant, mais en réalité, le jeune enfant qui commence à marcher a un pas lourd et insistant, et le petit d’à côté, fier de ses premiers essais réussis, passe tout son temps éveillé à marteler le sol : un supplice.

Au-dessus, deux étudiants s’efforcent d’illustrer l’archétype de leur statut. Ça rentre à 2 h du matin, ça joue du djembé, ça hurle parfois par la fenêtre et puis on ne les entend plus pendant des heures. Il n’y a qu’au-dessous que tout se passe bien, néanmoins Octavio déteste l’idée qu’il marche symboliquement sur la tête d’inconnus. Mais il n’a pu trouver mieux et au moins, il a évité la proximité d’une école.

Au travail, Octavio bénéficie d’une sorte de labo-placard ; on ne saurait mieux nommer l’étroit bureau qui lui est alloué, au terme d’un long couloir. Ce réduit est doux à sa solitude et lui épargne la plupart du temps l’intrusion d’un collègue. Comme le reste de l’équipe, il est chercheur en génétique du neuro-développement, mais son cerveau si efficace est sous-employé : son asociabilité et son incapacité à  échanger lui ont conféré un statut de quasi handicapé et des horaires aménagés. Octavio s’en moque, le paradoxe que constitue le fait de chercher les clés de sa propre particularité, ce mot de sept lettres qu’il ne prononce jamais car il le refuse, tout comme il refuse le fait qu’il serait, lui, Octavio, le malade parmi une société qui lui paraît insane, farfelue et socialement obsolète, convient à sa vision propre du monde : hors lui, point d’harmonie.

La personne la plus disharmonique de la terre est sa mère, une petite femme brouillonne qui bavarde inlassablement avec ses meubles. Son père, monolithe intraitable, noie dans le travail l’infortune de son fils atteint de non-conformité. C’est que dans la famille, Octavio est le premier handicapé (du moins son père le voit ainsi), la tache sur l’arbre généalogique, la branchette qui amoindrit le solide chêne des lignées. Dans une famille qui a bâti sa respectabilité  et gravi péniblement, génération après génération, l’échelle de l’ascension sociale, il s’agit d’une erreur inadmissible. Le reste du clan ignore donc Octavio et oublie de l’inviter pour épargner sa sensibilité. La supercherie convient aux deux parties.

Le petit frère d’Octavio est un adolescent parfaitement banal mais que sa normalité a ennobli. Octavio a évité tout contact physique avec cet être inintéressant et s‘est montré soulagé  lorsqu’il a pu quitter la maison ; l’inconnu était moins terrifiant que la promiscuité avec de la chair répugnante et des esprits confondants de bêtise.

Octavio se sait intelligent, bien plus que la moyenne, peut-être même davantage que les résultats de la batterie de tests qu’il a subis dès son plus jeune âge ne le laissent supposer. Son esprit, c’est sa peau, sa maison, son antre. Ce qui le rend plus fort que les personnes qui se moquent de lui, que ceux qu’il effraie. Tout y est structuré et parfaitement silencieux.

Un cri aigu décapite le silence ; c’est le plus jeune enfant d’à côté, qui a dû tomber à sa façon lourde et incontrôlée. Une voix grondeuse s’élève aussitôt, c’est la mère excédée qui n’a pas envie de prendre sur elle, pas envie de supporter non plus ces cris. L’enfant hurle derechef et cette plainte perce les murs, déchiquette les tympans d’Octavio, provoquant aussitôt en lui une terrible souffrance. Son ouïe est très fine, et les sons stridents tracent dans son cerveau des ondes lumineuses brutales qui sont autant d’intrusions maléfiques. C’est bien ainsi qu’il perçoit la plupart des rares tentatives d’engager la conversation qu’il ne peut éviter. Néanmoins, son visage impassible, le gris sévère de son regard détourne le plus souvent de lui.

Il faut se taire. Octavio quitte l’abri rassurant de la fenêtre, s’empare de son manteau, met un temps infini à lacer ses souliers et fuit le tintamarre, la perceuse qui, maintenant, se met de la partie. C’est dimanche, 12 h. À cette heure-là, dans le monde des autres, on s’attable devant la télé, on se dispute et on mange. Le rythme des voitures se suspend. Puis, c’est l’hiver, un ciel de mâchefer grignote les têtes nues des arbres. Saint-Bernard a conservé de son passé rural la trêve de midi. Seuls sont dehors les retardataires qui pressent le pas vers leurs foyers, une baguette fraîche sous le bras.

Le dimanche est aussi jour de trafic lent. La gare n’ouvre qu’à six heures,  le dernier train amènera à quai, à 22 h 04, ceux qui ont passé le week-end  ailleurs et n’ont pas de voiture. Entre 12 h et 13 h 30, aucun train ne circule sur les voies, la gare devient un ventre vide dont la salle d’attente n’abrite guère qu’un sans-abri, toujours le même et qui ne fait pas de bruit. Cet ensauvagé sait autant qu’Octavio  le prix du silence et fuit dès que la gare se remplit un peu trop, quand on ne le chasse pas.

Octavio pénètre dans la gare ; son pas résonne militairement, c’est la seule manière pour lui d’en supporter l’écho que ses semelles de crêpe atténuent pourtant. À sa  grande surprise, une femme se tient là, perchée sur des talons rouges aussi acérés que des aiguilles. Elle marche de long en large, métronome désaxé, et la musique désaccordée de ses pas vifs dit assez son exaspération. Sans doute quelqu’un qui a raté le train de 11 h 52 et qui se retrouve coincé là. En voyant Octavio, elle se rue, le galop de ses pas rebondit sur les hauts murs,  on dirait un bateau fou que le vent repousserait vers la falaise de granit qu’Octavio personnifie au mieux, tous ses ses sens en alerte, tout son corps en refus.

– Vous êtes d’ici ? Dites-moi, il y a bien des taxis dans cette ville, n’est-ce pas, ce n’est pas possible qu’il n’y en ait pas, je dois rentrer chez moi, je suis très pressée, je n’ai pas vu de tête de station, ce n’est pas possible, dites !

Elle est toute proche de lui, sa main tend des doigts bagués, des ongles carminés, vers la  manche de sa veste. Octavio se recule vivement, dégondé, lève un bras devant lui  en geste de refus, la paume tournée vers elle, prêt à la repousser malgré sa répugnance, prêt à se montrer brutal s’il le faut.

Elle poursuit, sa voix montant dans les aigus, crevant les tympans d’Octavio, brisant là l’harmonie du monde.

– Dites, vous m’écoutez ? Vous pourriez me répondre quand même, être poli. Je ne vous demande pas grand-chose, quand même, vous allez me répondre, oui ?

Octavio recule encore, pivote sur lui-même, porte son regard sur les quais. Ils sont déserts, le vent y pousse mollement un tas de feuilles sèches et quelques papiers gras. Sur un banc, un journal oublié s’effeuille sans bruit. Le grand panneau des départs scande les heures, les minutes et les secondes, quand il arrive à 15, à chaque fois, il marque une demi-seconde supplémentaire et Octavio calcule mentalement le retard qui s’ensuivra, toutes ces demi-secondes accumulées qui menacent la rigueur du système, qui battent en brèche le temps.

La femme le suit, le visage rouge de colère, bien décidée à passer sur lui la rancœur provoquée par la ville, la gare, son dimanche perdu, son rendez-vous gâché. Elle continue de crier mais Octavio ne l’entend pas.

Devant lui s’étale, Ô merveille,  l’image de la perfection : 4 files de rails parallèles, rigoureusement espacés de 1,435 m, sur 30 cm de ballast, pas un de moins. Le cœur d’Octavio se calme peu à peu, sa respiration se fait ample et régulière, il sait qu’aussi loin que son esprit peut se projeter, il pourra dérouler cette miraculeuse récurrence, imaginer quasi à l’infini ces rails découpant géométriquement l’espace, dessinant de gare en gare, l’image du monde.

D’un élan décidé, il saute sur la voie. Sa place est là, pour le moment, couché sur les traverses de bois entre lesquelles aucune herbe ne pousse. Son cerveau enclenche le compte à rebours : 75 minutes d’ataraxie entre lui et les autres, entre le bruit et son silence  retrouvé.

Sur le quai, la femme médusée ne dit rien.

Il faut se taire, en effet. Même le ciel semble l’avoir compris, qui éteint pour un temps ses trompettes de vent.

Peut-être bien que le cerveau d’Octavio cessera lui aussi de compter.

 

 

 

 

 

A propos Phédrienne

Je suis ce que j'écris, ce que je vis, et réciproquement, cela suffit sans doute à me connaître un peu :)
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