Devant, des centaines de semelles battaient le pavé qui restait impassible.
Une grande vague de dos ondulait mollement, un chien noir haletant et laineux poussait sa gueule de loup docile sous un jupon.
On entendait plus loin des cris, scandés, un gyrophare promenait son œil sans indulgence.
J’essayais d’avancer tout droit, c’est ma dernière obsession, marcher tant que rien ne m’arrête, aller le plus vite et le plus loin, avancer pour avancer.
Des couples de tous âges formaient la marche ; main dans la main, épaule contre épaule, l’un tirant l’autre parfois. Une énorme tête de nourrisson s’asphyxiait sur la poitrine d’un père squelettique, une petite fille s’égosillait dans une poussette brinquebalée. Ca criait toujours et justement, des rangées de pierre blanche attendaient proprement posées derrière des grillages. On aurait pu se croire en mai sans un soleil précautionneux et des nuages pingres. Mon cerveau refusait de se vider, il se jouait de moi, il me glissait « tu te verrais au bras de celui-ci, tenant la main de celui-là ? » et je lui répondais, rieuse, « non, non, non, non ». A la fin, je continuai, volant presque au milieu des marcheurs, et répétant « non, non, non, non » à haute voix. Une mère et trois filles ivres de joie ont repris derrière moi « Le pouvoir , c’est non, vive la révolution ! ». je crois que c’est ainsi que naissent les grands malentendus de l’histoire
(les marcheurs du samedi)