Claudiquant sur sa béquille, le front rouge, essoufflée, elle avançait vers nous. Nous, c’était une femme devant moi, répondant comme elle pouvait à une caissière revêche, dont la prunelle cruelle restait vissée sur la main qui se trompait de code (« Recommencez ! Mais, retirez d’abord votre carte ! »). Et derrière moi, un couple de retraités, elle affairée, lui bougon. Je tendis la main, invitai la femme à la béquille à passer devant moi. Elle eut l’air surprise, se dépêcha de murmurer « j’ai pas grand-chose ». Je dus prendre d’entre ses doigts tremblants et crochus deux baguettes et un paquet de beurre pour les déposer sur le tapis.  Je me tournai vers le couple, « Cela ne vous dérange pas, n’est-ce pas ? », en dardant sur eux l’éclat métallique de ma prunelle mydriasée (celle qui impressionne). La femme pinçait les lèvres, l’homme bougonna « non, non ». La femme appuyée sur la béquille n’arrivait pas à saisir son code malgré le foudroiement alternatif de « Cruellacaissière » qui tapotait nerveusement de son ongle dur en agitant sa crinière ténébreuse.  La femme murmura «  je ne sais pas si j’ai des sous », fouilla maladroitement dans son porte-monnaie, chercha. Je lui dis que je paierais si elle ne les avait pas. Elle me regarda intensément, me dit « yen a pas un sur cent qui me laisse passer, déjà, vous savez ! ». Vint alors en écho la voix de mes camarades oubliés brayant sous la lune les lendemains de fête « Y’en a pas un sur cent mais pourtant ils exiiiistent, la plupart espagnols, allez savoir pourquoi » de l’ami Léo. Je me suis dit qu’il me faudrait tout faire pour ne pas devenir comme les 99 restants…