Drôle de jeu

J’étais assise, regardant par la fenêtre la nuit qui s’ennuyait. Je pensai alors que je m’ennuyais aussi, qu’il me manquait si tôt matin ce petit levier intérieur qui actionne la volonté d’agir. Je le pensai si fort que je le dis. Je sentis alors sur ma joue un souffle et à côté de moi je vis, assise  également sur une chaise similaire à la mienne, une femme mal éveillée qui me regardait d’un œil suspicieux. Bien qu’elle parlât d’une voix ténue, je l’entendis distinctement affirmer « c’est moi qui m’ennuie, ce n’est pas toi ! ». Je résistai à la tentation du « qui es-tu ? » tant il me sembla que sa réponse irait de soi : chacun de ses traits était semblable au mien et je reconnus aussi cette droite prunelle diabolisée par sa pupille géante. Nous partagions, plus que cette mydriase, une seule identité. La situation était à la fois drôle et fâcheuse : étais-je en proie à une hallucination, mon cerveau donnait-il ainsi un signe de dysfonctionnement majeur ? Les nombreux « tu es bizarre, toi «  entendus tout au long de ma vie trouvaient-ils, ici, leur point d’orgue ? Je m‘efforçai de rester calme et de ne rien montrer de mon trouble intérieur, mais ce fut peine perdue. À la seconde nous rîmes de concert. Cependant, elle murmura, une fraction de seconde avant moi : « Tu te crois maligne ? » et je me tus, effrayée. Nous restâmes ainsi quelques minutes. La nuit conservait son calme opaque, le froid gagnait lentement mes os, un interminable froid intérieur. À côté de moi, elle claqua des dents, fit « brrrrr » et frotta avant moi ses mains l’une contre l’autre. Décidée à en avoir le cœur net, je me levai d’un bond et me plantai devant la grande glace qui surmonte la cheminée. J’y vis une femme défaite, son grand œil noir planté dans son reflet comme une lance dans un flanc. Qui était-elle ? Était-ce moi ? Curieusement, rien d’autre ne se produisit, j’attendis en vain que son rire moqueur précédât le mien. Un doigt se tendit, caressa du reflet la joue un peu crispée puis se retira pendant que  la nuit basculait brutalement vers le jour ; je n’avais rien senti…

(drôle de je… )

A propos Phédrienne

Je suis ce que j'écris, ce que je vis, et réciproquement, cela suffit sans doute à me connaître un peu :)
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2 commentaires pour Drôle de jeu

  1. Antonio dit :

    Effet miroir dans la nuit noire, éclipse de l’une ou éclipse de l’autre… J’aime beaucoup l’image que votre texte me procure 🙂

    J’aime

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