Le silence d’Émilie

Entrée en résistance par bouche close. Je l’ai enfin compris, Émilie se tait délibérément ! Depuis janvier, sa réprobation devant le cours d’évènements funestes, inintelligibles à son entendement, se fait muette. C’est ce qui explique le silence du jardin : si vous saviez combien il est sonore !

D’Émilie, récemment, je n’ai donc vu que le dos. Maigre, mais vigoureux sous la chemise de nuit fleurie qui était son seul habit. Campée sur ses deux jambes comme un soldat en faction, Émilie arrosait les racines des arbres avec une digne conviction. C’est qu’il faisait chaud. C’est que même la concierge n’osait pas affronter les 45 degrés sans ombre du lieu. Moi, je m’étais dit qu’il fallait enfin sortir de ma réclusion fiévreuse de travailleuse solitaire pour marcher un peu ; marcher, pour dérouler le nœud de pensées bien enchevêtrées. Marcher, parce que justement les rues seraient désertes et que j’ai toujours aimé cette impression de solitude absolue. Mais là, nous étions deux.

J’ai attendu paisiblement que l’arrosage prenne enfin. Un chat noir à ma droite, un chat roux sur ma gauche  La garde féline, fidèle à son devoir, avait déserté la fraîcheur du dallage des escaliers pour surveiller mon intrusion. Cela m’a fait sourire : personne ne tient tête à la vieille dame, pas même la chaleur qui n’en vient pas à bout ! Enfin, Émilie s’est retournée, m’a regardée. Son vieux visage tout concentré de rides farouches a tracé néanmoins l’ébauche d’un sourire, auquel j’ai répondu prestement. Pas un mot entre nous : le jardin est un espace sacré où le profane bavard n’est pas le bienvenu. Il me semblait néanmoins qu’Emilie souhaitait me dire quelque chose, tout son corps énergique ramassé sur ses vieux os comme celui d’un félin prêt à l’assaut. Elle a tourné la tête, lentement, vers le fonds du jardin où d’indélicats voisins avaient visiblement piétiné des plates-bandes d’herbes aromatiques, puis vers un autre angle honteusement décoré de crottes de chiens. Elle  a levé les bras au ciel comme une pythie colérique, a montré le ciel blanc de chaleur et criminellement indemne de nuages,  a hoché la tête vigoureusement. J’ai fait de même et ai battu en retraite sans rien ajouter : nous nous étions comprises.

A propos Phédrienne

Je suis ce que j'écris, ce que je vis, et réciproquement, cela suffit sans doute à me connaître un peu :)
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