Chère Emilie,
Hier soir, en rentrant chez moi, j’ai croisé sur ce qui fut ton palier, trois ouvriers plâtrés jusqu’aux cheveux. Cela fait deux semaines, le sais-tu, que des travaux sont conduits dans ton ancien logis. Eventrés ou rabotés jusqu’à l’os, les murs qui portaient ton empreinte, les sols qui gardaient la trace de tes pas ont disparu. Emilie va devenir Sophie et je gage qu’à la libertaire que tu es, que tu demeures sans nul doute à l’abri de ta carcasse aujourd’hui à demi-paralysée, ce passage de femme à femme n’est pas pour déplaire. Non, on n‘aurait pas pu imaginer entre tes murs un vieux ou jeune célibataire endurci, ni même un potache ayant quelques moyens. Il y fallait une femme, fût-elle sans chats.
Un matin, sur le trottoir, j’ai retrouvé épars et brisés, les meubles de ta cuisine ; ils fleuraient drolatiquement les années 60, formica, crédence, tiroirs recouverts de plastique fleuri. Je ne devrais pas te l’écrire mais ta sagesse s’en doute. Le gros chat noir qui s’ennuie depuis que ses compères ont déserté en même temps que toi ce logis, a glissé sa tête dehors et a regardé ces vestiges avec moi. Puis, dignement, il a tourné le dos ; j’avoue l’avoir fait avec moins de décision. C’est idiot puisque cela ne change rien, mais tant que des rideaux de cretonne blanche restaient accrochés aux fenêtres, je pouvais m’illusionner de la perspective de ton retour. Souvent, tu sais, lorsque je me promène dans Lyon, dans ces quartiers égarés qu’une crise ou un désamour a vidés, je passe ainsi devant des lieux fantômes, parfaitement silencieux, immeubles entièrement vidés de leurs occupants alors qu’aux fenêtres flottent encore des voilages fragiles. Parfois même, un petit rebord tend au vent du linge noirci et usé : depuis combien de temps pend-il là ?
Tu dois me trouver bien sentimentale et futile et tu auras raison sans doute. La vie dilue plus ou moins doucement les minuscules marques de notre passage et c’est bien ainsi : tu imagines si les murs de notre vieil immeuble régurgitaient soudain leurs souvenirs ? Quel bazar ! Cependant, c’est aussi de cette façon, quand tout ce qui était nous disparaît à la vue, que nous perdons vraiment notre place.
Mais je m’égare et vais lasser ta patience, alors que par ces mots, chère Emilie qui a inspiré de ses frasques, coups de gueule et manies, mais aussi de la profondeur de ton cœur, des chroniques que tu n’auras jamais lues, je voulais simplement t’écrire que pour moi, tu es encore là.
Et comme je sais que ta pudeur austère s’accommoderait mal d’un baiser ou d’une étreinte, laisse-moi, au moins symboliquement, m’incliner devant cette majesté si particulière qui est tienne, celle d’une femme de poigne et d’âme, tout simplement.
Toujours un plaisir de te lire. Ce texte est tout tendre.
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La dame l’est aussi :). Merci beaucoup.
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